Après la ville-automobile, la métropole humaine ?

À partir de la seconde moitié du 20e siècle, le modèle de la « ville-automobile » s’est surimposé à la ville-gare du 19e siècle et à la ville-pédestre des siècles précédents, étalant les métropoles et les rendant dépendantes des énergies fossiles. Aujourd’hui, on parle de villes compactes, de « car-lite » ou de « car-free living ». Mais quid du périurbain ? Et quid de l’arrivée attendue de robots dans nos rues ? L’avenir de nos métropoles sera-t-il humain ?

Street art à Venice Beach, Los Angeles. Crédit : Paul Lecroart, L’Institut Paris Region

Si le modèle d’une ville organisée autour de la route continue de séduire les mégapoles émergentes, il est remis en cause depuis la fin du 20e siècle dans les pays développés. Beaucoup de métropoles tentent de sortir de leur dépendance à l’automobile au travers de politiques d’urbanisme et de mobilité plus ou moins intégrées à différentes échelles. On trouve ainsi1 :

  • des législations nationales interdisant l’implantation du grand commerce en périphérie (Royaume-Uni, Pays-Bas, Länder allemands) ;
  • une planification à long terme, qui s’attache à sanctuariser les espaces naturels pour favoriser un urbanisme compact (Amsterdam, Copenhague, Portland, Hong Kong, Séoul, Singapour) ;
  • des investissements massifs dans les transports, couplés à l’intensification des corridors de métro (Madrid, Copenhague, Vancouver), de tramway (Stockholm, Los Angeles, Sydney) ou de bus express (Bogota, Rio, Istanbul, Séoul) ;
  • des politiques de mutation dense et mixte de la ville post-industrielle (Paris, Milan, Hambourg, Stockholm), avec parfois un urbanisme vertical (Londres, Vancouver, São Paulo, Shanghai) ;
  • des stratégies globales de « marchabilité »2 (Madrid, Munich, Copenhague), stimulées par l’expérimentation temporaire (Bogota, San Francisco, New York) ou des transformations à forte charge symbolique (Paris, Séoul, Buenos Aires).
  • Ces politiques ont rencontré un certain succès au cœur des métropoles, mais elles ont peu touché les zones périurbaines, renforçant le risque d’une ville à deux vitesses. Dans la dernière décennie, l’idée de la rue comme support de bien-être urbain a émergé (comme les Healthy Streets de Londres). Le Guide mondial du design de la rue3, signé par des maires de ville de tous les continents, propose de donner la priorité aux besoins sociaux plutôt qu’au trafic dans le dessin des voies.

En Amérique du Nord (San Francisco, New York, Portland, Montréal, Vancouver), en Europe (Birmingham, Lyon, Liège, Utrecht, Helsinki) ou en Asie (Séoul), des villes s’engagent dans la reconversion de voies rapides urbaines en boulevards apaisés et en parcs linéaires, avec des incidences positives en termes de trafic, de régénération urbaine et d’environnement. Une vingtaine de métropoles dans le monde, dont l’Île-de-France, mènent des réflexions pour repenser le rôle des infrastructures routières dans la ville4.

LES MÉTROPOLES REPENSENT LE RÔLE DES INFRASTRUCTURES ROUTIÈRES DANS LA VILLE.

Urbanisme vélo régional

Depuis dix ans, le vélo émerge comme un mode de déplacement structurant. Au tournant des années 2010, vingt-trois villes de la région-capitale de Copenhague se sont lancées dans la réalisation d’un réseau express vélo comme alternative à la voiture (ou au train), sur des trajets de l’ordre de 5 à 30 km5. Certains des 170 km de voies en service ont un trafic de 40 000 vélos par jour ! À l’horizon 2045, 746 km doivent être aménagés, pour un coût de 295 millions d’euros, dégageant un gain de 765 millions pour la collectivité (y compris les bénéfices de santé publique). Cette stratégie fait des émules à Londres (Transport for London a un budget « vélo » de 190 millions d’euros par an), ailleurs en Europe, dans les Amériques, en Australie, et en Chine. Cette nouvelle culture du vélo produit des architectures spectaculaires (Snake Bridge à Copenhague, Skyway à Xiamen, Tilikum Bridge à Portland), mais l’enjeu est surtout de créer un réseau confortable, sûr et continu à travers tous les territoires, le talon d’Achille de l’Île-de-France. Pour y répondre, la Région vient d’adopter son nouveau Plan vélo, visant à tripler les déplacements par ce mode de transport d’ici à 2021, avec un soutien de 100 millions d’euros.

Le stationnement des vélos commence à être pris au sérieux : dans la région de Tokyo, il n’est pas rare de trouver des silos automatiques pour vélo de 10 000 places ; la gare d’Utrecht est équipée d’un parking vélo prévu pour 22 000 places à terme – une référence pour les gares du Grand Paris. Ces équipements se combinent à un « urbanisme vélo » intégré dès la conception des quartiers (Sluisburg, à Amsterdam). Peu coûteux en investissement, le vélo redonne de la valeur à des sites urbains difficiles d’accès en voiture et, associé au train, aux espaces périurbains et ruraux. Une étude6 montre qu’en Europe, chaque kilomètre en voiture coûterait 0,11 €/km à la collectivité, tandis que le vélo et la marche offriraient un bénéfice de 0,18 €/km et 0,37 €/km.

Des villes sans voitures ?

De plus en plus de métropoles se préparent à un futur moins dominé par l’automobile, favorisant l’autopartage et réduisant l’offre de stationnement. Londres prévoit un transfert massif vers les modes alternatifs à la voiture pour soulager son réseau de voirie : chaque projet urbain devra contribuer à l’objectif du nouveau London Plan de porter la part des déplacements à pied, à vélo et en transports à 80 % d’ici 2041 (contre 63 % en 2017). Dans la zone centrale (Inner London), trois fois Paris, les programmes immobiliers devront être « car-free », sans stationnement. À New York, le Plan régional propose qu’à l’horizon 2040, seuls 20 % de la voirie servent au trafic automobile (contre 57 % aujourd’hui) et 10 % au stationnement (contre 25 % actuellement). Singapour prévoit 75 % de déplacements en transports en commun à l’heure de pointe en 2030 (contre 66 % en 2014), avec un objectif de 80 % des logements à moins de 10 minutes d’une station.

Première ville à s’être dotée du péage urbain pour juguler la croissance du trafic automobile dans le centre et sur certains axes, Singapour remplacera bientôt les portiques de paiement par un système GPS plus juste, basé sur la distance parcourue. D’autres villes ont adopté le péage d’accès au centre, associé à de larges zones à faibles émissions, comme Londres (en 2003), Stockholm (en 2006) ou Milan (en 2011). À Oslo, Bergen et Trondheim, ces péages s’inscrivent dans un « package mobilité » qui finance des infrastructures routières, cyclables et piétonnes. New York s’y met à son tour, après vingt ans de débats : l’État va instaurer un péage d’accès au sud de Manhattan pour diminuer la congestion et générer un milliard de dollars par an, destiné aux transports en commun.

Très utile pour réduire le trafic (de l’ordre de 10 à 30 %) et la pollution, le péage de zone est plébiscité partout où il a été instauré. En France, il est perçu comme injuste sur le plan social et territorial. Mais, tandis que les embouteillages pénalisent les usagers et la société de manière indiscriminée, la tarification de la voirie peut favoriser les usages socialement les plus utiles à la collectivité et les trajets sans alternatives attractives (et dégager des ressources pour y remédier).

En réponse aux aspirations des citadins pour une ville « vivable », les expérimentations de solutions pour des villes sans voitures se multiplient : dans beaucoup de quartiers de Stockholm, Malmö ou Copenhague, le stationnement n’occupe plus la voie publique, il est regroupé dans des parkings-silos, dont les toits servent de squares ou de cour d’école. Avec son programme Car-Free Livability, Oslo veut libérer le centre-ville des voitures, comme l’ont fait certaines villes italiennes. À Brême ou à Hambourg, les résidents adhèrent à des systèmes d’autopartage, ce qui libère les cours pour des jardins. Enfin, Helsinki a pour projet de rendre obsolète d’ici 2025 la propriété individuelle d’une voiture en généralisant l’accès à un système de mobilité multimodale à la demande.

Les superrilles ou « super-îlots » de Barcelone, ici dans le quartier San Antoni, favorisent les modes actifs et les espaces publics apaisés. Crédit : Ayuntamiento de Barcelona

Les superrilles ou « super-îlots » de Barcelone, ici dans le quartier San Antoni, favorisent les modes actifs et les espaces publics apaisés. Crédit : Ayuntamiento de Barcelona

Périphéries marchables

Depuis le début des années 2000, ces stratégies, associées aux changements sociétaux et technologiques, ont contribué à limiter la place, l’usage et la propriété de la voiture dans les espaces centraux des métropoles développées. Elles les ont rendus plus habités, souvent plus vivables et… plus chers. Mais ces méthodes se sont avérées impuissantes à changer le sort des périurbains, captifs de l’automobile et d’un mode de vie insoutenable sur le plan financier et écologique. Un des enjeux majeurs, en particulier en Île-de-France, est de rendre les périphéries marchables, cyclables, denses et vivantes, et de réinventer un urbanisme de la proximité autour de hubs offrant l’accès rapide aux emplois et services métropolitains, en train, bus express, co-voiturage ou en transports à la demande7.

Des robots dans nos rues

Avec la pollution de l’air, l’encombrement des réseaux routiers est un problème typique des métropoles attractives peu régulées. L’explosion du numérique (avec Uber, Amazon, Airbnb, etc.) a pour l’instant plutôt aggravé la congestion, tout en contribuant à l’artificialisation des terres agricoles, avec les plateformes logistiques, et au réchauffement climatique, avec les data centers. Qu’en sera-t-il demain ? Quels seront les impacts sur nos villes ?

L’un des facteurs de rupture sera le véhicule autonome. Géants du numérique et constructeurs mettent en avant les potentialités virtuelles de son déploiement en ville : moins de trafic, de congestion, de pollution et d’accidents, reconversion des parkings, dés-imperméabilisation des rues pour rafraîchir la ville, accès facilité aux soins, etc. Tandis que les risques juridiques, sécuritaires et éthiques sont débattus, les risques pour la vie urbaine restent peu explorés : qui décidera des algorithmes qui règleront la cohabitation entre véhicules-robots, non-autonomes et humains ? Élus et citoyens pèseront-ils face aux géants multinationaux ? L’espace urbain sera-t-il soumis aux « besoins » de machines ? La ville va-t-elle se déshumaniser et l’humain perdre le contrôle de son environnement ?

Dans le passé, les promesses basées sur des visions technologiques n’ont pas vraiment été tenues. Canaliser les fleuves et enterrer les rivières polluées n’ont réduit ni les inondations ni la pollution des eaux. L’automobile n’a pas sauvé les villes en permettant aux citadins d’habiter à la campagne, comme on le pensait au 20e siècle aux États-Unis : elle a failli les tuer ! Et construire plus de routes et d’autoroutes n’a pas supprimé la congestion, au contraire.

Ces sujets méritent réflexion et débat si l’on veut inventer un futur urbain « humain ».

Paul Lecroart

Urbaniste, L’Institut Paris Region

1. Paul Lecroart, Après Kyoto, recherche ville écomobile, Les Cahiers n° 150, IAU îdF, mars 2009.

2. Voir Walk21, l’association des villes (qui aimeraient être) marchables. www.walk21.com ;

3. Global Street Design Guide, Global Designing Cities Initiative, NACTO, Island Press, 2016, Island Press, 2016.

4. Paul Lecroart, La ville après l’autoroute. Études de cas (New York, Séoul, San Francisco, etc.), IAU îdF, 2013-2020.

5. Capital Region of Denmark: Cycle Superhighways, Office for Cycle Superhighways, 2019.

6. Stefan Gössling et al. The Social Cost of Automobility, Cycling and Walking in the European Union, Ecological Economics, Vol. 158, April 2019, p. 65-74.

7. Les Cahiers n° 175, La vie mobile. Se déplacer demain en Île-de-France, septembre 2018.

CET ARTICLE EST EXTRAIT DE :

Les villes changent le monde

Texte repris de L’Institut Paris Région