Tour guidé de la ville espagnole de Vitoria-Gasteiz, tête-de-file de cette tendance qui monte.

La plaza de la Virgen Blanca, dans le centre historique de Vitoria-Gasteiz, où le concept des super-îlots fut d’abord appliqué. Photo : Ériver Hijano

Au cœur de Vitoria-Gasteiz, capitale du Pays basque espagnol, la calle de Postas prend chaque fin de semaine des allures de fête de quartier.

À l’ombre des magnolias, cyclistes, bambins et chiens sans laisse se côtoient dans une rieuse harmonie. Les terrasses des cafés débordent. Les bancs publics accueillent des familles dégustant des crèmes glacées. Ainsi va la vie dans cette ville de 200 000 habitants dont près de la moitié des rues — y compris la calle de Postas (calle veut dire « rue » en espagnol) — ont été fermées aux voitures au cours de la dernière décennie.

« Cette ville est mon laboratoire », dit Salvador Rueda, un urbaniste espagnol de 66 ans qui a aussi supervisé des transformations piétonnes à grande échelle dans de plus grandes villes, notamment Barcelone et Buenos Aires.

L’histoire de Vitoria-Gasteiz ne la prédestinait pourtant pas à devenir un terrain d’exploration urbaine. Berceau de l’industrie automobile du pays — des usines de Mercedes et de Michelin y sont installées —, elle était une bien improbable vitrine pour le concept de ville piétonne. « Si nous pouvons faire une telle chose ici, alors d’autres peuvent s’en inspirer et reproduire le modèle ailleurs », affirme l’urbaniste.

Définition du superîlot

Salvador Rueda est le chef de file mondial du concept des super-îlots (supermanzana en castillan, superilla en catalan). Les super-îlots sont un type d’aménagement urbain dans le cadre duquel un groupe de rues commerçantes ou résidentielles sont fermées à la circulation de transit, c’est-à-dire que les véhicules qui n’ont pas pour objectif de s’arrêter dans ce quartier ne peuvent y accéder (seuls les véhicules des résidants et des services municipaux ainsi que les véhicules d’urgence sont autorisés). Les super-îlots sont quadrillés de voies piétonnes et parsemés de places publiques verdoyantes.

Grâce au travail de Salvador Rueda, la ville de Vitoria-Gasteiz compte maintenant 63 de ces places vertes, et 48 autres sont planifiées. « C’est une révolution », dit-il alors que nous roulons à vélo le long de la calle de Postas. « Une révolution bon marché, car vous n’avez pas à détruire un seul immeuble. »

L’idée de quartiers libres de toute circulation automobile n’est pas nouvelle. Elle est apparue dans les années 1920 et a été appliquée, souvent avec des résultats décevants, dans l’aménagement de terrains d’entreprises ou d’habitations à loyer modique. Personne n’avait mis le concept en œuvre aussi largement et avec autant de succès que ne l’a fait Salvador Rueda.

Dans certaines parties de Vitoria-Gasteiz, le travail de son équipe a réduit le nombre de voitures sur la route de 27 %, ce qui a conduit à une réduction de 42 % des émissions de CO2 de la ville.

Plus de 50 % des habitants déclarent désormais la marche comme principal mode de transport. Et pour une proportion de 15 %, c’est le vélo !

En septembre 2019, L’Union européenne ont remis à Vitoria-Gasteiz un Global Green City Award (prix de la ville verte de l’année), saluant son engagement en faveur non seulement « du développement durable, mais aussi de l’égalité, de la sécurité, du bonheur et de la santé de ses habitants ». Des villes des États-Unis et d’Amérique latine songent à importer le modèle.

Pour aménager un super-îlot, Rueda et son équipe commencent généralement par une surface d’environ 20 hectares (neuf blocs bâtis). Ils élargissent les trottoirs, plantent des arbres, ajoutent des voies cyclables, installent des bancs. Les voitures ne sont pas interdites, mais la circulation dite de transit l’est (autobus et taxis circulent dans le périmètre entourant le super-îlot). Dans les aménagements espagnols de Rueda, les véhicules qui roulent dans le quartier — ceux des résidants ou les véhicules de livraison, par exemple — doivent se conformer aux règles de celui-ci, notamment une limite de vitesse de 10 km à l’heure !

L’un des super-îlots de la ville. Photo : Ériver Hijano

Des caméras enregistrent la vitesse et l’itinéraire des véhicules. Ceux qui enfreignent les règles s’exposent à des contraventions de 200 euros (environ 305 dollars canadiens) pour chaque violation.  « Tout le monde ici se conforme aux règles », dit Rueda, en descendant de son vélo. Sourire en coin, il pointe tout de même du doigt une des caméras en circuit fermé accrochée à un bâtiment. « Mais nous les tenons à l’œil, juste au cas. »

La conversion d’un quartier en super-îlot coûte environ cinq millions d’euros (plus de sept millions de dollars canadiens). L’ensemble des super-îlots aménagés à Vitoria-Gasteiz de 2008 à 2016 ont coûté quelque 56,6 millions d’euros (plus de 86 millions de dollars canadiens).

Sur la calle de Postas — située dans le super-îlot Sancho el Sabio —, les travaux les plus coûteux ont été la création de voies cyclables et piétonnes, la redirection des lignes d’autobus autour du périmètre et l’installation d’espaces de rangement pour les vélos. D’autres dépenses importantes ont été la construction de garages souterrains pour les voitures et la présentation du projet à la population. Le tout a été financé par le gouvernement régional basque, le gouvernement central de Madrid et l’Union européenne.

« Nous sommes très chanceux ici, affirme Gorka Urtaran, le maire de Vitoria-Gasteiz. Dans cette ville, la politique environnementale n’est pas aussi polarisée que dans d’autres parties du monde ou même d’autres parties de l’Espagne. » La section locale du parti de centre droit Partido Popular soutient le concept des super-îlots, tout comme le font les constructeurs automobiles, qui emploient 30 % des travailleurs de la ville.

Alberto González Pizarro, directeur commercial d’Irizar e-mobility, une société qui produit des autobus électriques, estime que les constructeurs automobiles voient les super-îlots comme une occasion d’affaires. « D’autres modes de transport sont en train de naître et nous sommes très bien équipés pour les construire, assure-t-il. Nous sommes prêts pour l’avenir. »

Le syndicat des conducteurs de taxi s’est aussi rallié à la cause. « Nous faisons autant d’argent qu’avant, peut-être même plus, et nous ne détruisons pas l’environnement », dit Izaskun López de Sosoaga, président de l’Association des taxis d’Alavesa, un syndicat de chauffeurs de Vitoria-Gasteiz. « C’est gagnant-gagnant. »

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Superîlots en Argentine

La création de super-îlots a été moins facile à Buenos Aires, en Argentine, où Salvador Rueda a été embauché en 2018 pour en aménager dans cinq quartiers.

Contrairement aux villes espagnoles avec leurs places publiques, leurs allées et leurs ruelles propices à la marche, la ville de Buenos Aires dépend plus des voitures, et le transport en commun y est beaucoup moins fiable.

Les aménagements de Rueda ont connu quelques succès. L’administration municipale prétend, par exemple, que la circulation automobile dans certaines parties du centre-ville a baissé de 77 %. Mais parce que les véhicules sont interdits dans ce coin de la ville durant la journée, les commerçants se plaignent de devoir se rendre à leur commerce à 7 h le matin pour recevoir les livraisons.

« Les gens adorent se promener le long de ces rues », dit Nancy Demellier, 56 ans, propriétaire d’ABC Vidrios, sur la calle Maipú. « Mais nous, les commerçants, nous sommes un peu fatigués de cette situation. »

Dans le quartier d’Once, à l’ouest du centre de Buenos Aires, la résistance des propriétaires d’entrepôts et des commerçants a été tellement intense que la municipalité a considérablement revu à la baisse le plan original. « Trois millions de personnes à Buenos Aires vont travailler chaque matin, beaucoup d’entre elles en voiture », explique Pablo Güiraldes, directeur de l’aménagement urbain au ministère argentin de l’Environnement et des Espaces publics. « Il est difficile de réduire les attentes après 50 années de politique faisant la promotion des voitures. Les gens veulent pouvoir prendre leur voiture pour se rendre n’importe où, et pouvoir la stationner n’importe où. »

Des problèmes du même ordre ont éclaté à Quito, en Équateur, où Salvador Rueda a commencé en 2014 à dessiner des plans pour des super-îlots. Quelques rues ont bien été converties, mais des autobus y vrombissent encore à toute vitesse. Les lignes d’autobus dans ce pays appartiennent en effet pour la plupart à des entreprises privées, et les autorités municipales n’ont pas été en mesure de dérouter les autobus hors des rues aménagées.

Même en Espagne, certains habitants ne sont pas encore prêts à céder les rues aux piétons.

À Barcelone, par exemple, où la municipalité a aménagé six super-îlots et a des plans pour en créer 503 autres d’ici 2050, on a vu de petites mais fougueuses protestations populaires. Dans le quartier de Poblenou, un résidant, Francesco Abad, s’est plaint l’an dernier au quotidien Ara. « Désormais, j’ai besoin de 20 minutes de plus pour me rendre au travail. Je dois marcher un demi-kilomètre juste pour arriver à ma voiture ! »

Le site Web américain CityLab, spécialisé dans les sujets touchant la vie urbaine, a rapporté que les parcours en voiture autour des super-îlots prenaient trois fois plus de temps qu’auparavant. « Étendre ce modèle partout en ville rendrait la circulation en voiture à Barcelone aussi complexe que la résolution d’un cube Rubik », affirmait l’article.

Janet Sanz Cid, mairesse adjointe responsable de l’énergie et de la planification urbaine, convient que le modèle cause des désagréments, mais juge que c’est peu cher payé pour gérer une crise de santé publique.

L’an dernier, selon un rapport de l’agence de santé publique de la ville, au moins 351 personnes sont mortes en raison de la pollution causée par les émissions des voitures. D’après une étude publiée en septembre par l’Institut de Barcelone pour la santé mondiale, la ville pourrait éviter 667 décès prématurés chaque année si elle aménageait tous les super-îlots proposés.

À Vitoria-Gasteiz, tout comme à Barcelone, des habitants se sont plaints de la hausse des loyers des appartements contigus aux super-îlots, un phénomène qui risque de forcer les locataires d’origine à quitter le quartier.

C’est la dure loi de l’embourgeoisement : faites quelque chose de beau et les prix augmenteront. Pour atténuer ce problème, le maire de Vitoria-Gasteiz et la mairesse de Barcelone, Ada Colau, soutiennent un projet de loi national visant à instaurer un contrôle des loyers.

« La solution n’est pas de ne pas construire les super-îlots, insiste Rueda. C’est plutôt d’en construire partout, pour qu’il y ait une compétition entre les différents quartiers. »

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De retour à Vitoria-Gasteiz

Salvador Rueda est très conscient des dangers posés par les voitures. (…) L’urbaniste précise qu’il ne déteste pas les voitures. « Il y a plusieurs façons de réduire les émissions de CO2 des villes. Les super-îlots ne sont qu’un élément qui nous aide à penser à ce à quoi les villes de demain pourraient ressembler. »

Porte du superîlot de Poblenou à Barcelone

Dans un récent article, Rueda a employé une métaphore très espagnole pour illustrer ses idées, comparant la composition des villes à celle du plat national de son pays : la paella.

« La paella est un équilibre de proportions, écrivait-il. Même si vous utilisez les meilleurs ingrédients, si vous n’ajoutez pas de sel, la paella sera fade et si vous en ajoutez trop, elle sera immangeable. » En permettant aux voitures de dominer totalement les villes, disait-il, nous avons trop salé et ruiné notre souper.

De retour à Vitoria-Gasteiz, nous chevauchons nos vélos pendant des kilomètres, le long de ce qui semble être un réseau sans fin de super-îlots s’étendant jusqu’aux limites de la ville, là où les rues et les bâtiments disparaissent et où l’horizon s’ouvre sur une ceinture d’espaces verts.

Devant nous s’étale un vaste labyrinthe de forêt et de milieux humides, traversé de rivières et de pistes cyclables. À la limite du parc, la réalité du monde réapparaît sous la forme d’une autoroute bruyante et bondée. De l’autre côté, des usines automobiles abandonnées et de nouveaux établissements industriels ferment l’horizon.

Appuyé contre mon vélo, la ville de Vitoria-Gasteiz derrière moi, j’ai le sentiment de voir le symbole même du rêve de Rueda : de ce côté-ci de l’autoroute, un avenir incroyablement attrayant ; de l’autre, un monde figé dans le XXe siècle. Je demande à Salvador Rueda s’il pense qu’on peut construire des ponts entre ces deux mondes.

« Je ne sais pas », dit-il, avant de sourire et de tourner son vélo vers la ville et ses super-îlots. « Allons, retournons à Vitoria-Gasteiz. »

(La version originale de cet article a été publiée dans Bloomberg Businessweek traduite par le magazine québécois L’Actualité.)