Covid-19 : « La crise rend possible une réinvention radicale de nos mobilités »
Tribune de Forum Vie Mobiles du 15 avril 2020
Avec la crise du Covid-19, la mobilité s’est arrêtée presque partout dans le monde. Ce moment historique est l’occasion de réinventer collectivement nos déplacements : comment désirons-nous nous déplacer dans le futur ? comment notre système de mobilité peut-il être adapté pour répondre à l’urgence sociale et climatique ? Le Forum Vies Mobiles appelle à ne surtout pas se contenter d’un « retour à la normal ».
De façon prémonitoire, en 2016, le géographe anglais Tim Cresswell considérait la mobilité à la fois comme « le sang vital de la modernité et le virus qui menace de la détruire » 1 . C’est précisément au moment où la mobilité est entravée que l’on prend pleinement conscience de la place centrale qu’elle occupe dans nos modes de vie, nos territoires et nos économies. Elle est aujourd’hui au cœur de la crise sanitaire du Covid-19 : les décisions politiques visant à endiguer l’épidémie, d’une radicalité inédite en temps de paix, opèrent un bouleversement complet des systèmes et des valeurs associés aux déplacements. Cette expérience hors norme, que chacun aura éprouvée intimement pendant la phase de confinement, est une opportunité unique pour penser différemment et collectivement le futur.
Félicitons-nous d’abord d’être capables, d’un bout à l’autre de la planète, de faire passer au second plan cette mobilité vénérée, consacrée par l’article 13 de la déclaration universelle des droits de l’homme et carburant de l’économie mondiale, pour sauver la vie des plus fragiles.
Vecteur de la propagation fulgurante du virus, notre capacité à nous déplacer vite et loin est aussi mobilisée pour essayer d’en freiner la progression. En témoignent les transferts en urgence – entre pays et régions – de matériel, d’équipes médicales ou même de malades. La vitesse extraordinaire de diffusion et de partage des connaissances (informations, avancées scientifiques et expériences) grâce au réseau numérique planétaire contribue aussi largement à cette lutte. Mais cela ne peut compenser les impacts sanitaires et écologiques dramatiques du transport international de masse : il est clair que la perturbation actuelle accuse spécifiquement les déficiences du système de mobilité international, déjà au cœur de la crise climatique. L’explosion sans limite du trafic aérien pour le tourisme et les voyages d’affaires ainsi que la démesure du transport de marchandises par bateau sont directement mises en cause par l’épidémie. En France tout particulièrement, les difficultés d’approvisionnement en biens essentiels pointent les absurdités de l’actuelle division internationale du travail.
Les déplacements sont la première cible des mesures adoptées pour limiter la contamination
En ce moment, le bouleversement de nos habitudes et de nos repères est total. Des voyages les plus lointains aux mouvements les plus anodins de la vie quotidienne, les déplacements sont la première cible des mesures adoptées pour limiter la contamination. Réduction drastique du périmètre accessible et de la fréquence des déplacements, mise en place de justificatifs pour les contrôler : l’immobilité est désormais prescrite à des populations bercées depuis les années 70 par les valeurs de la mobilité-liberté et la stigmatisation des casaniers. Effet collatéral bienvenu, le bruit et la pollution sont en chute libre dans les grandes villes. D’un seul coup, la place prise habituellement par les déplacements dans nos rues et dans nos emplois du temps (10 heures par semaine en moyenne 2 ) nous saute aux yeux. Les zones libérées de l’emprise de la circulation font l’objet de timides reconquêtes, nécessairement limitées mais porteuses d’espoir : courir sans danger au milieu de la route ou profiter de son balcon, enfin calme. Mais l’espace abandonné est aussi celui de la disparition de la vie sociale, de la liberté d’aller et venir et de déployer nos activités…
La crise fait ainsi apparaître au grand jour un nouveau débat politique, celui de la valeur que l’on souhaite accorder aux déplacements.
Avant le 16 mars, plus on était riche et diplômé, plus on se déplaçait, souvent, loin et rapidement 3 . Cette hiérarchie des déplacements a été bouleversée par l’épidémie. Dans cette société comme pétrifiée, les plus riches ont pu partir vivre leur retraite forcée dans des résidences vraisemblablement plus grandes et plus proches de la nature, quand d’autres doivent prendre le risque de se déplacer : les soignants bien sûr, mais aussi tous les métiers de service (chauffeurs, livreurs, éboueurs, commerces alimentaires, travailleurs sociaux, aides à domicile…). Une nouvelle répartition de la population en deux régimes diamétralement opposés se dessine : les assignés à résidence (télétravailleurs et sans travail, étudiants, enfants, personnes âgées) et les travailleurs à marche forcée.
Contradiction
Cette nouvelle hiérarchie n’échappe ainsi pas aux contradictions : comment ériger des frontières sanitaires sans menacer le commerce international ? Comment limiter les contacts sans mettre à l’arrêt tous les secteurs de l’économie ? Difficile d’en débattre au plein cœur de la crise – d’autant plus qu’il s’agit de mesures transitoires mais n’est-ce pas la répétition générale de ce que nous devrons affronter pour résoudre la question environnementale, climatique et sociale ? L’expérience concrète et partagée du confinement, qui ébranle la société tout entière et le système économique sur lequel elle s’est bâtie, peut être l’occasion de prendre des mesures plus radicales qu’on ne le pensait possible pour préparer un futur désiré et plus durable. Quelles mobilités et quels rythmes de vie souhaitons-nous ? Les circonstances invitent les actifs qui expérimentent massivement le télétravail, se voyant ainsi libérés des déplacements et du poids des horaires quotidiens, à repenser leur rapport au travail. C’est aussi l’occasion de nous demander dans quels cadres de vie nous souhaitons habiter, alors que plus d’un million de Franciliens ont décidé de quitter la région au début du confinement, fuyant la promiscuité liée à l’étroitesse des espaces de vie et la densité urbaine pour se rapprocher de la nature. Une opportunité à saisir pour construire des territoires à la fois bien reliés entre eux mais suffisamment autonomes pour être résilients en cas de crise.
Redéfinir les déplacements
Cette crise de la mobilité pourrait même être le déclencheur d’une politique de régulation des déplacements rapides à longue distance, voire l’occasion de penser le rationnement des déplacements polluants comme une mesure égalitaire pour lutter contre le réchauffement climatique. Il y a quelques mois, les gilets jaunes demandaient déjà une plus forte taxation du secteur aérien.
La crise du Covid-19 nous offre une opportunité pour redéfinir, cette fois démocratiquement, les déplacements que nous désirons et que nous pensons les mieux adaptés pour répondre à la question sociale et climatique. Et si les citoyens de la Convention citoyenne pour le climat s’emparaient de ce moment hors normes pour mettre sur la table des propositions radicales permettant de sortir définitivement d’un système d’hypermobilité à bout de souffle ?
Notes
1 Ne pas dépasser la ligne !, Tim Cresswell, Mikaël Lemarchand, 2016, Forum Vies Mobiles, Loco.
Voir également sur le site Forum Vies mobiles : « La mobilité est à la fois le sang vital de la modernité et le virus qui menace de la détruire »
2 Enquête Nationale Mobilité et Modes de Vie 2020, Forum Vies Mobiles
3 Enquête Nationale Mobilité et Modes de Vie 2020, Forum Vies Mobiles
- Mobilité
- Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
- Télétravail
- Exercice d’une activité professionnelle salariée à distance de l’entreprise au moyen d’outils de télécommunication, à domicile ou en télécentre.
Pour aller plus loin
L’une des rares bonnes nouvelles de 2020 est peut-être que le climatoscepticisme est en voie de disparition. Dans la majeure partie de l’Europe, il est devenu difficile de trouver des personnalités publiques ou des organisations pour réfuter la réalité du changement climatique d’origine humaine. La mauvaise nouvelle est que ce discours a été remplacé par un autre, plus subtil mais non moins insidieux. Un discours qui commence par admettre (ne serait-ce que pour la forme) le changement climatique, mais poursuit immédiatement en expliquant pourquoi nous ne devrions pas faire ci et ça pour nous y attaquer. Souvent, l’objectif est exactement le même que chez les climatosceptiques : donner un coup d’arrêt à tout effort de limitation du changement climatique. 25 janvier 2021