Entretien avec Mike Lydon
« Il est indispensable que l’urbanisme tactique soit adapté à la taille et aux caractéristiques de chaque territoire »
Chronique de l’urbanisme tactique n° 2 Sommaire
Pour ce deuxième numéro des chroniques de l’urbanisme tactique, L’Institut Paris Region revient sur un entretien réalisé le 9 septembre 2020 avec Mike Lydon, cofondateur de Street Plans, une agence d’urbanisme et de design sur l’espace public, basée à Miami et à New York.
D’abord activiste, Mike Lydon est devenu urbaniste de renommée internationale, écrivain, conférencier et défenseur des villes « vivables ». À partir de 2012, il publie, avec Tony Garcia, une série d’ouvrages sur l’urbanisme tactique Tactical Urbanism: Short-Term Action, Long-Term Change Vol. 1 – 5. Plus récemment, il a coécrit NACTO’s Streets for Pandemic Response and Recovery et a accompagné plusieurs villes de la région de New York dans leur stratégie d’adaptation des espaces publics et de solutions de mobilité face à la crise sanitaire. Avec son agence, il accompagne aujourd’hui certaines collectivités dans leur projet de transformation des espaces publics.
L’approche bottom up (ou implication locale) à l’origine de l’urbanisme tactique est devenue aujourd’hui un véritable levier de transformation pour certaines villes comme New York. Pourriez-vous revenir sur cette notion et nous expliquer comment les villes se la sont appropriée ?
Un grand changement s’est produit lorsque les acteurs publics ont commencé à appliquer cette approche à leurs projets conventionnels. En Amérique du Nord, on peut dire que c’est à partir de 2014 que certaines villes s’intéressent et mobilisent les outils de l’urbanisme tactique dans le cadre de projets stratégiques. Considérée comme moteur du projet, l’approche bottom up (par le bas), ou l’implication locale, reste centrale dans la méthodologie. Aujourd’hui, l’un des objectifs de l’urbanisme tactique est de connecter les désirs et les solutions locales de court terme et de les transformer de façon plus durable dans le temps et réplicable à l’échelle d’une ville ou d’un territoire. La stratégie doit éventuellement être développée et prise en main par les autorités locales afin que l’idée principale puisse prendre de l’ampleur et devenir un investissement à long terme dans l’espace public.
C’est pourquoi le rôle des villes est crucial, car ce sont les seules structures capables de distribuer les ressources et d’agir sur différents sites à la fois et de manière équilibrée. Un soutien financier et matériel, ainsi qu’un cadre politique et juridique, permet de rendre le processus plus clair et visible entre les différentes parties prenantes, et donnent aux acteurs publics locaux les clés pour passer à l’action. Cela permet aussi que les partenariats et financements se mettent en place entre les acteurs publics (gouvernements locaux, régionaux ou nationaux), privés (commerçants, BID2), la population, les associations et les ONG.
Dès l’origine, l’urbanisme tactique s’est traduit par l’appropriation d’espaces extérieurs, publics ou privés, à l’initiative d’associations ou d’habitants. Il s’agissait par exemple de transformer des places de stationnement en espace végétalisé ou des portions de rues sous-utilisées de manière simple, en utilisant des dispositifs légers pour tester de meilleurs usages. Les projets utilisaient souvent des matériaux recyclés et/ou récupérés pour créer du mobilier et de la végétation. Parfois, ces transformations ont eu lieu à l’occasion d’un événement, comme PARK(ing) Day1 .
En 2020, avec le début de la pandémie, l’urbanisme tactique a été fortement médiatisé. Pensez-vous que c’est un pas en avant pour concevoir des projets d’espace public autrement ?
La crise sanitaire a montré qu’à travers le monde, les petites comme les grandes villes peuvent transformer et adapter leurs rues en un temps record. Beaucoup d’initiatives ont été déployées rapidement et de nouveaux types d’aménagement ont été testés pour les cyclistes et les piétons, ainsi que pour étendre les commerces et les restaurants. Grâce à la libération de quelques places de stationnement, de nombreux projets créatifs issus des idées du public ont émergé. Un nouveau focus a été mis sur la ligne du curb (la bordure en français, qui est le point de rencontre entre la chaussée et le trottoir ; les différents acteurs publics et privés rentrent en compétition autour de cet espace très précieux). L’ampleur du phénomène a incité les dirigeants politiques à affirmer que la qualité de l’espace piétonnier, la mobilité active et le soutien aux commerces locaux sont plus importants que l’utilisation de l’espace public pour le stationnement privé. Et finalement, cela s’est traduit par des espaces publics et des rues plus équitables et plus justes pour tout le monde (y compris les enfants, les personnes âgées, les personnes en situation de handicap, etc.).
Malheureusement, l’un des défauts liés à la précipitation de la mise en place de ces aménagements temporaires est la qualité des infrastructures proposées. Réalisées trop rapidement, sans concertation et avec des matériaux low cost, certaines conceptions se sont détériorées au fil des hauts et des bas de la pandémie, créant des barrières physiques dans l’espace public, voire des situations dangereuses pour la sécurité routière. Pour certaines collectivités, l’effet politique a été tellement négatif qu’elles ont décidé de retirer leurs aménagements plutôt que de chercher les moyens de les améliorer malgré les avantages apportés.
Une autre difficulté est l’implication de la population dans ces actions en temps de crise. Agir en situation d’urgence peut vouloir dire pour les élus et les services de la ville de prendre un leadership très fort et décisif. Ceci doit être accompagné par une communication précise envers la population locale pour expliquer les objectifs, le raisonnement et les délais proposés. Cette manière de faire va à l’encontre des méthodes plus traditionnelles, certes plus longues, s’appuyant sur la concertation et l’engagement des populations et associations locales en amont.
En dehors du contexte de crise, quels enseignements avez-vous pu tirer de l’approche tactique ?
Trop souvent, l’évaluation d’un projet temporaire est faite sans objectif prédéfini. Chaque projet a ses propres problématiques, acteurs et façons de faire. Une matrice d’évaluation spécifique doit être élaborée afin d’évaluer l’impact d’un projet temporaire à plusieurs échelles. Cette matrice peut être affinée avec les parties prenantes du projet (populations et associations locales), particulièrement lorsque cela concerne des transformations dans des quartiers d’habitation.
Il y a deux autres erreurs que l’on voit apparaître : la mauvaise communication lors du lancement d’un projet, ainsi qu’un manque de volonté politique de recevoir et d’allouer les ressources correctement. Aujourd’hui aux États-Unis, des projets comme des pistes cyclables à New York peuvent être rejetés par les populations parce que ces infrastructures sont perçues comme vecteur potentiel de gentrification et de renforcement des inégalités sociales. Ceci est dû à un manque de politique claire et de communication forte. L’urbanisme tactique peut permettre d’identifier les priorités et besoins des populations locales en termes de sécurité, de mobilité, d’espace public et d’accessibilité, mais aussi d’intégrer plus doucement des transformations et de les tester. Street Plans s’appuie sur les atouts du test : le projet de démonstration peut ainsi être modifié ou supprimé. L’aménagement paraîtra alors moins menaçant et pourra ouvrir les esprits, car les usagers voient des ajustements en temps réel et qui répondent à des préoccupations partagées. Les citoyens se sentent entendus…
Un projet d’urbanisme tactique peut se traduire de différentes manières et se décomposer en une ou plusieurs étapes :
- D’abord, un projet de démonstration qui est le meilleur moyen pour engager les populations et tester de manière légère des idées. Il met en œuvre des matériaux amovibles et réversibles qui peuvent être en place pendant quelques jours ou quelques semaines.
- Ensuite, un projet pilote qui utilise des matériaux plus durables et qui peut donc répondre à des situations plus complexes. Parce qu’il est mis en place pour un an ou deux, il vise l’engagement de la population, mais aussi la performance. Il est possible de mesurer l’impact sur plusieurs mois/saisons, ce qui n’est pas possible en quelques semaines. La collecte de données devient alors essentielle pour comprendre ce qui pourrait devenir plus permanent et ce qui ne le serait pas.
- Enfin, un projet intermédiaire qui comble les lacunes entre la nécessité d’apporter des changements et le délai requis pour réunir les investissements nécessaires. Les matériaux sont toujours ajustables, mais aussi destinés à durer des années. Cela permet d’obtenir les avantages du projet beaucoup plus rapidement qu’en attendant une transformation à grande échelle, qui nécessite des années de conception et de processus politique.
De nombreuses villes ont du mal à percevoir ces nuances et n’associent pas les projets à court terme à un processus clair menant à une transformation de l’espace. Par exemple, adopter une approche trop rapide, avec des matériaux de mauvaise qualité, pour un projet destiné à durer des mois ou des années, et non des jours, peut conduire à l’échec du programme. Entre un projet de démonstration, un projet intermédiaire et un projet permanent, ils doivent chacun répondre à des engagements en termes de matériel, de gestion, d’entretien et de techniques d’évaluation.
Avec tant d’adaptations au cas par cas, les outils de l’urbanisme tactique ne seraient-ils pas trop complexes pour une petite ville avec peu d’expérience ?
Les outils de l’urbanisme tactique ne sont pas universels et doivent être adaptés à chaque contexte, comme pour des projets d’infrastructure lourde. L’expérience de la situation de crise liée à la pandémie nous a montré que l’approche tactique peut être utilisée à des fins diverses. Il est donc utile de faire appel à des praticiens expérimentés. Cela ne doit pas freiner la créativité des habitants, commerçants, acteurs publics et privés, ni amener à une formalisation ou une bureaucratisation. Les aménagements de l’urbanisme tactique doivent rester légers, agiles et faciles à mettre en œuvre pour que les populations locales puissent y adhérer, y participer et contribuer à leur pérennité. La meilleure chose qu’une ville puisse faire est d’établir des paramètres de base pour la sécurité des personnes, de mettre en place des mesures de financement et de soutien, et de commencer à travailler avec des groupes d’habitants, des entreprises et d’autres partenaires gouvernementaux pour expérimenter de meilleures façons de vivre ensemble.
Nous sommes nombreux, en tant qu’experts internationaux à travailler sur le sujet de l’urbanisme tactique depuis plusieurs années. Nous avons permis d’apporter une bonne compréhension des défis, des manières de faire et apporté des enseignements pour contribuer à développer des stratégies globales de transformation. La complexité réside dans la manière dont sont reçus les différents enseignements au cas par cas au niveau local, répondant aux contextes socioculturels, économiques et politiques spécifiques. Le rôle des acteurs publics est de contribuer à soutenir et à étendre l’approche pour aider à répondre aux orientations de politiques publiques, telles que la réduction des accidents de la route, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, ou la mise à disposition d’un espace public de qualité à proximité de chaque résident des villes. Plusieurs villes, et même des pays entiers comme la Nouvelle-Zélande, montrent aujourd’hui la voie en adoptant l’approche tactique comme méthodologie de changement. L’urbanisme tactique peut devenir un outil pour créer des rues ouvertes et accessibles pour toutes et tous. Cela fonctionne dans les grandes villes, comme New York, San Francisco et d’autres métropoles du monde, mais aussi dans de plus petites villes, où les petits changements ont un grand impact. Les projets tactiques y sont parfois beaucoup plus faciles à mettre en place car il y a moins de bureaucratie. Afin que l’urbanisme tactique contribue à une réponse plus globale, il semble indispensable de fixer une stratégie de transformation adaptée à la taille et aux caractéristiques de chaque territoire.
Propos recueillis par Maximilian Gawlik, Lisa Gaucher et Paul Lecroart
1. L’initiative a commencé en 2005 à San Francisco avec le collectif Rebar et a été acclimatée en France par l’agence d’innovation urbaine Dédale (Stéphane Cagnot) en 2010. Aujourd’hui, PARK(ing) Day mobilise les habitants de 22 pays du globe pour revisiter de manière créative des places de stationnement dans leurs villes. Cf. San Francisco : Octavia Boulevard p.43.
2. Nés en Amérique du Nord et répandus notamment dans les villes anglo-saxonnes, les « BID » (Business improvement districts) sont des quartiers commerçants, qui fonctionnent grâce à un accord entre la municipalité et le secteur privé sur la gestion de l’espace public urbain. Les entreprises et commerçants se regroupent pour améliorer leur environnement dans le but de le rendre plus attractif.