On annonce la réunion, à Berlin, d’un Congrès d’automobilistes. Ceux-ci, traqués en Suisse, sont résolus à « boycotter » ce pays. Il est certain que la plupart des gouvernements cantonaux sont résolument autophobes, sans violence, mais avec cette volonté tenace qui est le propre du caractère suisse.
Pour introduire une certaine unité dans la réglementation, le gouvernement fédéral a fait établir à ce sujet un concordat entre les cantons. Un seul a refusé d’adhérer au projet, c’est celui des Grisons, qui détient le record de l’autophobie. D’après la législation de ce canton, l’accès des automobiles est interdit sur tout le territoire cantonal. Voilà au moins qui est radical.
Le règlement des cantons concordataires est encore fort sévère. Sans doute, les automobiles ne sont astreintes ni à la taxe, ni à la plaque pour les ressortissants aux pays qui admettent la réciprocité. Mais les autres dispositions sont rigoureuses surtout en ce qui concerne la vitesse. Toute automobile doit avoir, la nuit trois lanternes, une blanche et une verte à l’avant, une rouge à l’arrière (pour les motocycles, on se contente de la lanterne blanche). Elle doit être munie de deux freins indépendants, chacun d’eux devant être assez fort pour arrêter à la descente l’automobile à pleine charge. La vitesse maxima est de trente kilomètres à l’heure en rase campagne. Elle est limitée à dix kilomètres dans la traversée des villes et villages, et sur les routes de montagne où la circulation des automobiles est autorisée par le gouvernement cantonal. Et on peut croire que les cantons ne sont pas prodigues de ces autorisations.
Dans les hautes Alpes, l’accès de deux seules routes est permis: la route du Saint-Gothard, de Lucerne à Bellinzona, pour laquelle la permission a été fort difficile à obtenir, et la route qui longe le Rhône, du Bouveret à Brigue. La belle route du Simplon est interdite. Cette vitesse de dix kilomètres à l’heure est elle-même limitée à six sur les ponts, les pentes raides, les tournants brusques, dans les rues étroites, et partout où un poteau ordonne de ralentir. De tels poteaux foisonnent et surgissent à tous les coins de route.
Tout automobiliste doit ralentir « s’il cause une gène à la circulation » lorsque des chevaux, bœufs ou autres animaux paraissent s’effrayer. Il doit s arrêter sur le simple signe d’un agent auquel il prend fantaisie de se faire présenter le permis de circulation; s’arrêter, comme en France, après tout accident, qu’il en soit ou non responsable; s’arrêter encore s’il va croiser une diligence fédérale. Il y a quelques semaines, cette dernière prescription fut enfreinte par un baron badois qui refusa de s’arrêter sur l’injonction du postillon et s’emporta jusqu’à frapper celui-ci. Cet incident causa encore une recrudescence d’autophobie. Si au lieu de croiser la « diligence fédérale » l’automobiliste la dépasse, il doit « prendre les plus grandes précautions. »
Bref, là-bas, c’est le piéton qui est en sûreté c’est l’automobiliste qu’on menace et qu’on frappe; c’est un pays de quelque bon sens, c’est le monde renversé.
Texte – reproduit dans son intégralité – parut le 27 septembre 1905 sous le titre « la Suisse autophobe » dans Gil Blas
Sources :
- Illustrations : Musée rhétique, Coire « la bataille de l’automobile«
- « la Suisse autophobe » dans Gil Blas, quotidien français de 1879 à 1914, puis épisodiquement jusqu’en 1940
- Gallica, bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France
- Car Free France qui a mentionné en premier ce texte