Souvenons-nous, c’était en mai dernier. En France, après deux mois de strict confinement, à la faveur de la crise sanitaire, l’humain est revenu au centre de l’espace urbain et l’espace public, au cœur de la cité. Des kilomètres de pistes cyclables supplémentaires aménagées dans nombre de villes, des tables de bistrot improvisées à partir de poteaux et de palettes, des extensions de terrasses sur des places de stationnement…, les habitants et les commerçants ont rivalisé de créativité pour s’approprier et aménager l’espace public.
Ces aménagements temporaires relèvent d’une tendance aujourd’hui très à la mode dans la fabrique de la ville, l’urbanisme tactique. Ce terme anglo-saxon que l’on peut traduire en bon français par « Urbanisme Do It Yourself », vise à transformer la ville à petite échelle, de façon ludique, peu onéreuse, et temporaire.
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Si la crise de la Covid-19 métamorphose villes et villages, elle révèle, s’il le fallait, que l’espace public est devenu un enjeu crucial pour les municipalités et les citoyens. Le réchauffement climatique, l’essor des mobilités douces, la montée de la question sécuritaire, ou encore la place des migrants dans la cité ont ainsi déjà braqué les projecteurs sur ce sujet qui nous concerne tous. L’urbanité est en effet un bien public. Nous aurions tendance à l’oublier.
Afin d’être à la hauteur de la situation, il ne s’agit plus de se contenter d’aménagements de circonstance, mais de mettre en place des politiques publiques véritablement porteuses de stratégies globales – à l’échelle du quartier, de la ville, de la métropole -, transversales et de long terme, déclinées par les municipalités.
Urbanisme Canada Dry
Une chose est sûre. Les démarches uniquement techniques ou fonctionnelles, les aménagements low-cost ou court-termistes, ou les politiques réduites aux enjeux commerciaux ou de mobilité ne bâtiront jamais un espace public vraiment démocratique. De même, l’urbanisme « Canada-Dry » ne fera pas longtemps illusion, même si continuent de fleurir dans le paysage urbain des concepts dopés à l’urbanisme transitoire – pourtant déconnectés de tout ancrage local – qui présentent un visage de mixité sociale, maquillé de culture underground. Or, la démocratie ne se construira pas à coups de gadgets, d’opérations de communication évènementielle ou d’alibis inclusifs. Le vivre ensemble ne se gagnera pas comme un marché.
Pour que l’espace public devienne véritablement un espace pour tous, il semble incontournable de croiser les politiques publiques et de développer des démarches transverses entre les services des collectivités territoriales. L’urbanisme, la voirie et le développement économique bien sûr, mais aussi la participation citoyenne, la culture, le tourisme ou encore les espaces verts. Tous peuvent et doivent concourir ensemble.
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L’espace public, un lieu de vie
Il importe également de favoriser les démarches d’expérimentation, porteuses d’innovation, dans le cadre de Living Labs urbains – espaces de test et de prototypage in situ et in vivo – qui associent les usagers et les habitants. C’est en effet ainsi que nombre de projets d’aménagement et d’animation de l’espace public, de services urbains innovants, d’applications mobiles, encore d’architectures urbaines ont vu le jour.
Plus fondamentalement, l’espace public doit être pensé, non comme un espace à aménager seulement, mais comme un véritable lieu de vie. Prévoyons des budgets d’animation, inventons de nouveaux modes de gouvernance, misons sur les plateformes citoyennes et les communs numériques, encourageons des activités programmées et gérées au long cours par les habitants, et pour ce faire, formons ces derniers et les usagers aux enjeux urbains.
Développons une culture de l’engagement afin que les citoyens, munis de leur permis d’animer ou de végétaliser, se sentent responsables, qui d’un jardin partagé, qui d’un bout d’espace public, qui encore d’une façade végétalisée. Et surtout, favorisons la production sociale de cet espace public afin que les habitants se réapproprient leur cadre de vie et régénèrent l’identité de leur quartier pour la réinventer. En ce sens, valorisons l’ancrage historique, la mémoire des lieux, des rues et des places, la connaissance des cultures et la vie locale. Laissons aussi une place à la créativité, à l’improvisation, à l’évolution, et même au vide pour laisser émerger les vrais besoins. C’est la démarche de l’urbanisme des usages.
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Finalement, nous pourrions nous inspirer de Barcelone et concevoir la « superilla » à la française. La cité catalane a décidé en effet en 2017 de refondre son plan d’urbanisme pour rendre la rue aux habitants et conjuguer inclusivité, mobilité, durabilité et résilience. La vie de quartier s’y réinvente à travers les « superilles » qui conjuguent rues semi-piétonnes, limitation de la circulation automobile à 10 km/h, intersections devenues places et jardins publics, trottoirs élargis et arborés.
L’espace public, envisagé dans sa dimension sociale, s’inscrit dans la vie et la mémoire du quartier. Ce programme encourage la participation citoyenne et la coresponsabilité dans l’animation des lieux de vie collectifs. Une telle dynamique d’empowerment – de mise en capacité – des citoyens consultés et impliqués sans démagogie traduit une vitalité démocratique qui ne sera pas sans retombées économiques et sociales.
Toutes ces perspectives nécessitent toutefois un changement progressif de mentalité. Il s’agit d’ouvrir cette réflexion au-delà du cœur des villes et des quartiers en voie de gentrification pour toucher le périurbain et les banlieues qui en sont aujourd’hui exclus. Je suis convaincu que l’on reconnaît la bonne santé d’une société à la qualité et l’appropriation par tous – urbain ou rural, habitant de centre-ville ou de cité, quelque soit son genre, son âge, sa culture ou son origine sociale – de l’espace public. Prenons le « risque » de le rendre accueillant pour tous, vecteur de socialisation, de brassage, de rencontre de l’autre, cet inconnu qui ne nous ressemble pas.
Tribune de Stéphane Cagnot, dans la Gazette.fr, la revue des communes françaises le 15 octobre 2020
Stréphane Cagnot est le fondateur de Dédale, initiateur du PARK(ing) DAY en France, du SmartCity Living Lab et du projet Urban Folies