Tout à quinze minutes de chez soi et pour tout le monde : c’est la promesse de la ville du quart d’heure. L’idée d’une ville apaisée par la vie en proximité qu’elle permet et écologique par la réduction des déplacements qui en découle a fait son chemin, et elle se retrouve aujourd’hui dans les débats médiatiques et les programmes politiques.
Mais la révolution qu’elle propose est-elle vraiment réalisable ? Est-elle équitable ? Est-elle même souhaitable ? Carlos Moreno, le père de la ville du quart d’heure, et Pierre Veltz, qui en remet en cause les vertus, répondent à ces questions

Introduction par Vincent Kaufmann

Avec les accords de Paris, signés par la quasi-totalité des États, les principes de développement des villes, des métropoles et plus généralement des territoires doivent être revus. Si l’on s’en tient au seul domaine de la mobilité, qui est depuis plusieurs décennies un mauvais élève de la lutte contre le réchauffement climatique, le passage au tout électrique pour les déplacements motorisés à l’horizon 2050 ne permet de faire que 45% du chemin à parcourir vers la neutralité carbone 1. Les 55% restants devant être assurés par du report modal, soit l’utilisation d’autres moyens de transport que l’automobile, mais aussi par un renforcement de la vie en proximité pour réduire drastiquement les déplacements en voiture individuelle. Or, au-delà de la nécessité environnementale, on sait que la moitié de la population voudrait vivre et travailler dans son quartier, et 100 % des Occidentaux désirent travailler à moins de 30 minutes de leur domicile 2.

 

Pour répondre aux enjeux environnementaux et satisfaire les aspirations, il s’agit donc de repenser la manière dont on planifie les villes et les territoires pour permettre la vie en proximité afin d’asseoir une conception selon laquelle la vie quotidienne se déroule dans un rayon de 15 minutes à pied, à vélo ou en transports. Dans une telle vision, le développement du télétravail permettrait d’éviter une bonne partie des pendularités quotidiennes ; le développement de commerces, de services (coworking, autopartage, structures de gardes pour enfants, etc.) et d’équipements (espaces verts, jardins urbains, maison de quartiers, etc.) dans les quartiers d’habitation permettrait de déployer bon nombre de ses activités de la vie quotidienne dans la proximité ; et une accessibilité automobile réduite assortie d’aménagements piétons et cyclables inviterait aux mobilités actives.

 

Le but recherché par cet ensemble de mesures serait de mettre fin à la métrique voiture comme valeur étalon de la mobilité. Il s’agirait d’un signal fort : l’accessibilité aux activités de la vie quotidienne se ferait d’abord à pied, à vélo (électrique ou non) ou en transports publics. La mettre en pratique impliquerait une réduction des vitesses automobiles à grande échelle. De tels changements auraient pour effet de transformer les stratégies d’implantation territoriale des acteurs commerciaux, comme la grande distribution, et de remettre en question les principes de l’urbanisme de bureaux basé sur les zones géographiques que l’on peut atteindre en voiture depuis un point précis dans un laps de temps déterminé (isochrones routiers elliptiques). Si cette conception apparaît comme séduisante, elle pose cependant un certain nombre de questions de fond. La première concerne les inégalités sociales : la ville du quart d’heure ne concerne-t-elle pas qu’une frange de la population aisée des centres urbains, tandis que les travailleurs permettant son fonctionnement resteraient dans des périphéries éloignées ? À l’opposé, ne permettrait-elle pas de résoudre certaines inégalités d’accès, par exemple en renforçant le potentiel de mobilité des individus à motricité réduite ? La question se pose également pour les travailleurs mobiles : la ville du quart d’heure, dont le télétravail est une des clés de voûte, saurait-elle s’adapter aux contraintes des professions dont les besoins de déplacements semblent incompressibles ? La dernière question est enfin spatiale : la ville du quart d’heure est-elle susceptible de se décliner dans les espaces périurbains et ruraux, et si oui, comment ?

Notes

1  Maibach M., Petry C., Ickert L. et Frick R. (2020) Verkehr der Zukunft 2060: Synthesebericht Eidgenössisches. Departement für Umwelt, Verkehr, Energie und Kommunikation UVEK, Confédération Suisse, Berne.

2  Enquête « Aspirations liées à la mobilité et aux modes de vie – enquête internationale », Forum Vies Mobiles, 2016


Vivre les proximités dans une ville vivante

Carlos Moreno Carlos Moreno, professeur associé (IAE Université Panthéon Sorbonne). Directeur scientifique de la Chaire ETI, Entrepreneuriat, Territoire, Innovation. Photo : Crédit Thomas Baltes
Carlos Moreno a acquis une reconnaissance internationale grâce à des concepts pionniers, apportant une perspective innovante sur les questions urbaines.

La « ville du quart d’heure »12 , concept devenu planétaire, est présent aujourd’hui sous toutes les latitudes3. Pourquoi un tel engouement pour cette approche ?

En ce temps de changement climatique de plus en plus évident, et avec une pandémie mondiale de COVID-19 faisant rage, cette proposition initialement émise en 20164 s’est trouvée sous les projecteurs internationaux dès le début de l’année 20205.

Depuis, elle a ouvert dans le monde entier le débat sur l’indispensable besoin de changer de paradigme pour nos vies urbaines et territoriales. À l’origine de cette idée, j’ai été surpris de voir comment elle prenait forme, spontanément, sur tous les continents. Étonné aussi d’une telle profusion, non seulement des discussions, mais également des engagements et pratiques concrètes générés. Heureux de voir, comme tout chercheur qui retrouve son idée en mouvement, comment cette ville polycentrique, multi-servicielle, multi-usages, porteuse d’une feuille de route décarbonée, est devenue une nouvelle approche des proximités pour changer notre manière d’appréhender la ville.

Ville du quart d’heure (Yak)

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La ville du quart d’heure : un projet accessible à tous, vraiment ?

Pierre Veltz Pierre Veltz, sociologue et ingénieur
Pierre Veltz est ingénieur et sociologue (par ses diplômes), mais aime surtout les approches interdisciplinaires. Il s’intéresse aux transformations de l’industrie, des technologies, des villes et des territoires. Il a centré son travail, ces dernières années, sur la bifurcation écologique. (Voir son dernier livre : L’économie désirable, sortir du mode thermo-fossile, Seuil, 2021). Il a toujours entrecroisé recherche et pratique. Il a dirigé l’École des ponts, contribué aux projets du Grand Paris et piloté le grand projet de Paris-Saclay. Il est très impliqué dans l’IHEDATE (Institut des hautes études d’aménagement des territoires en Europe), dont il préside le conseil scientifique. Il a reçu le Grand Prix de l’urbanisme en 2017. Il a cinq petits- enfants, et espère que le monde où ils vivront sera habitable et apaisé.
Relocalisations industrielles, circuits courts de toute nature, apologie du modeste, du petit face au grand : la proximité est au carrefour de toutes les valeurs montantes. Le grand succès de l’idée de la « ville du quart d’heure » tient, selon moi, au fait qu’elle résume avec une simplicité permettant une large médiatisation cette aspiration à la proximité devenue un des traits marquants de notre société.
Les programmes municipaux des dernières élections, avec leur exaltation générale du modèle du « village » en ont donné une illustration frappante. Tout se passe comme si désormais cette vision d’une nouvelle Arcadie résidentielle, verte, apaisée, douce, devenait l’horizon principal des politiques urbaines
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