La société est-elle en train de changer son rapport à la mobilité? Dans les faits, de moins en moins de jeunes passent le permis et achètent une auto.
Le sociologue Vincent Kaufmann explique les effets à long terme de la pandémie sur nos déplacements.
Il imagine comment utiliser judicieusement la conduite autonome et affirme qu’un monde sans voiture est possible.
Vincent Kaufmann: Il n’y a pas encore de véritable vision. Pourtant, la pandémie a accentué le problème et suscité des changements d’habitudes. Les longs trajets ont fortement diminué et les pendulaires, en particulier, se déplacent beaucoup moins. Une grande question demeure: la normalité d’avant reviendra-t-elle après la pandémie?
Cela dépend pour beaucoup de la façon dont on la définit. La mobilité n’est pas une fin en soi, elle a toujours un objectif, qu’il s’agisse de vie sociale, de loisirs ou – bien sûr – de trajets entre domicile et lieu de travail. Nous devrions donc arrêter de la mesurer en kilomètres et nous intéresser plutôt au volume d’activité qu’elle permet. En ce sens, nous pouvons assurément nous déplacer moins vite et moins loin tout en étant plus mobiles.
Pas forcément. Passer moins de temps dans les transports nous permet de faire d’autres choses et augmente notre temps libre.
Oui, l’industrie automobile doit relever un défi: nous redonner envie de rouler en voiture. En ce moment, tout le monde rêve de se faire conduire. La voiture a un gros problème d’image, surtout auprès de la jeune génération. J’ai travaillé pour Renault et Toyota. Ces entreprises savent que la conduite autonome est bien plus qu’une simple fonctionnalité et sera déterminante, soit parce qu’elle enthousiasmera à nouveau une jeune clientèle, soit parce qu’elle démythifiera totalement la voiture.
Techniquement, ce sera compliqué. Je doute de le voir de mon vivant. En revanche, je suis certain qu’une telle voiture coûtera très cher.
Non, et tant mieux, car si les voitures autonomes devaient être à la portée de toutes les bourses, ce serait une catastrophe écologique. On pourrait alors se laisser transporter et l’utiliser constamment pour de petits trajets, par exemple pour aller chercher un médicament à la pharmacie. Il serait bien plus sensé de penser en termes de flottes, plutôt que dans le sens de «ma voiture à moi». Si ces voitures autonomes devenaient une fusion de bus et de taxi – à l’image des taxis partagés qui existent déjà dans de nombreuses villes où les transports publics sont peu développés –, elles pourraient s’avérer vraiment intéressantes. Elles auraient en tout cas de quoi satisfaire des intérêts industriels et sociaux.
Oui, ce qui diminuerait leur quantité sur les routes, évidemment. Dans une ville, on en dénombrerait peut-être entre quelques milliers et dix mille.
Les villes seraient pareilles, mais avec moins de trafic. Cela dit, rien n’empêche de penser de manière plus radicale. Les centres urbains peuvent se passer de voitures et d’avions; après tout, ils l’ont fait pendant des siècles. Même s’ils sont étroitement liés à la mobilité, on n’est pas obligé de s’y déplacer en voiture. Dans un récent projet de recherche, où nous avons simulé un «Post-Car World» (lire encadré), les conclusions sont claires: un tel monde sans voiture est tout à fait possible.
Un monde sans voiture présuppose de pouvoir satisfaire tous les besoins quotidiens sans devoir aller trop loin, comme dans la notion de «ville du quart d’heure». Pour la Suisse actuelle, cela signifierait beaucoup plus de télétravail ainsi que le retour des magasins de quartier et autres services de proximité.
Bien sûr! Elles ne sont pas gravées dans le marbre. Nous sommes peut-être à la veille d’un grand bouleversement. Par exemple, aura-t-on besoin d’autant de garages et ainsi de toutes les places de travail liées à l’entretien des véhicules, si la proportion de voitures électriques – qui nécessitent moins de réparations – augmente fortement? Voilà qui peut toucher des secteurs entiers de l’économie et détruire beaucoup d’emplois. J’imagine que le revenu de base deviendra bientôt un sujet à prendre au sérieux. Et la fixation sur la voiture s’écroulera d’un coup, tel un château de cartes.
La question dépasse largement la voiture. Si nous voulons vivre dans des villes où la circulation ne submerge pas les rues, nous devons cesser de dépendre de la vitesse, de l’idée d’ubiquité. Il en résultera une évolution majeure dans l’aménagement du territoire.
Un profond changement de mentalité s’impose: nous devons viser un aménagement du territoire décentralisé, mais concentré. Et en ce qui concerne la réglementation, nous pourrions commencer par la vitesse, en ralentissant les flux de circulation.
Et d’urgence climatique, pour être précis. Oui, je constate un changement de mentalité en faveur de mesures réelles et strictes. Jusqu’alors, on pouvait se contenter d’affirmer des intentions. Nous allons désormais plus loin et les autorités réfléchissent à la manière de les traduire en mesures concrètes. Voilà qui est nouveau.
Oui. Il y a selon moi deux visions post-Covid. La première est l’approche du retour aux affaires: des milliards de francs d’aide pour remettre en marche la machine économique existante. En agissant de la sorte, on ne verra pas de sitôt une ville sans voiture. Mais de l’autre côté, je crois possible de considérer beaucoup de choses différemment. Nous sommes à un tournant et la question cruciale est: voulons-nous vraiment revenir à la vie d’avant?
Projet de recherche sur un monde sans voiture
Entre 2013 et 2018, le projet Sinergia «Post-Car World», soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique, s’est intéressé à la question suivante: à quoi ressemblerait un monde sans voitures?
Le projet, coordonné à l’EPFL, visait à explorer l’avenir de la mobilité et le rôle de l’automobile, plus particulièrement avec des scénarios de mobilité sans voiture.
La première des cinq recommandations à l’attention des décideuses et décideurs économiques et politiques reflète bien la perspective transdisciplinaire du projet: se focaliser moins sur les objets et davantage sur les systèmes sociaux globaux. Cela, car le monde de l’automobile ne tient pas uniquement à des objets ou équipements: il s’agit d’un type de société holistique, cohérent en soi. Si nous voulons changer ce monde, nous devons l’appréhender comme un système social.
En avril dernier est paru un livre richement illustré, qui présente les résultats du projet de manière facilement compréhensible. Vincent Kaufmann a participé au projet de recherche et à la publication.
Elena Cogato Lanza, Farzaneh Bahrami, Simon Berger, Luca Pattaroni (éd.), «Post-Car World, Futurs de la ville-territoire», Métis Presses, Genève, 2021.
L’ouvrage est téléchargeable au format ePub sur le site de l’éditeur.
Extrait de la postface de « Post-car world » pages 197 et 199
« Les résultats ont montré que les citoyens divergeaient sur l’avenir souhaitable. Pour certains, la voiture reste synonyme de liberté individuelle et ils sont réticents à passer à autre chose. Pour d’autres, les mobilités publiques (transports publics et marche à pied) et les mobilités privées non motorisées (vélo, trottinette…) sont une solution cohérente à leurs propres attentes et à celles de la société. Enfin, une vaste mouvance, sans doute majoritaire, montre une hésitation entre une adhésion de principe à l’idée de prendre congé de l’automobile et des réticences pratiques à franchir le pas » (…)
« À l’achèvement du projet, les chercheurs ont conclu que, plutôt que de «post-car world», il était plus pertinent de parler d’une sociétéau-delà de l’automobile. Autre-ment dit, l’enjeu est moins un coup de balai qu’un devenir à inventer pas à pas, en ne se préoccupant pas seulement de voies, de véhicules ou de déplacements, mais aussi de tout l’univers social dont les mobilités sont partie prenante. Ce devenir sera orienté, à partir du présent, par les millions d’acteurs, citoyens-habitants, qui consti-tuent, de la libre invention des futurs, la ressource majeure. Ce livre tend vers cet horizon, en offrant une contribution stimulante à la nécessaire conversation civique sur l’habiter. »
Professeur Jacques Lévy, Université polytechnique des Hauts-de-France et EPFL Lausanne
Article reproduit avec l’aimable autorisation du magazine Moneta de la BAS (Banque alternative Suisse)
La citation du prof Jacques Lévy extraite de la postface du projet de recherche « Post-car world » et l’illustration de la « boucle de changement de mode de vie » ont été ajoutés par Rue de l’Avenir
Post-Car Ile-de-France
La question de la voiture en ville est actuellement à l’agenda politique, médiatique et scientifique. De façon quasiment généralisée, les politiques de régulation de la mobilité tendent à remettre en cause la place dominante de la voiture individuelle dans le fonctionnement urbain. Mais peut-on aller plus loin et imaginer des modes de vie se passant complètement de la voiture individuelle sur un territoire comme celui de l’Île-de-France ?
Cette hypothèse a été explorée par les chercheurs du laboratoire Géographie-cités (CNRS) pendant 2 ans dans le cadre du projet « Post-Car Île-de-France ».